Cousteau Pierre-Antoine - Après le déluge


Auteur : Cousteau Pierre-Antoine
Ouvrage : Après le déluge
Année : 1956

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En guise d'avant-propos : LA TERRE EST RONDE. Le 23 novembre 1946 un grand monsieur glabre, revêtu d'une ravissante robe rouge agrémentée de lapin blanc m'annonça assez sèchement que j'étais condamné à mort. C'était déplaisant, mais c'était sérieux. Très sérieux. Je ne connais rien de plus sérieux que des canons de fusil convenablement orientés. Cinq mois plus tard, un petit monsieur glabre — mais sans robe, celui-là — vint m'informer dans ma cellule que, tout bien réfléchi, la République ferait l'économie de ses douze balles et que ma peine était commuée en travaux forcés à perpétuité. C'était plaisant. Mais ça n'était pas sérieux. Plus sérieux du tout. Avec cette « grâce », on retombait lourdement dans les fariboles. Le langage de mes tourmenteurs avait cessé d'être plausible. Je pouvais croire à la réalité du peloton d'exécution. Je ne pouvais pas croire à ma « perpétuité » : à moins d'endosser la bure à un âge très avancé, on finit bien par sortir du bagne. Et généralement, lorsqu'on en sort, on ne dégouline pas de miséricorde. Imagine-t-on d'ailleurs système répressif plus saugrenu ? Car il peut être raisonnable — cela s'est toujours fait avec plus ou moins d'hypocrisie et de discernement dans les sociétés policées — de supprimer physiquement des adversaires. Et il est sans doute encore plus raisonnable de les rallier ou de les neutraliser, à l'heure du triomphe, en s'abstenant de leur faire des misères. Mais il est tout à fait déraisonnable, il est proprement démentiel de tourmenter des vaincus avec lesquels tôt ou tard il faudra de nouveau compter. À la minute même où le petit monsieur m'annonça que j'allais vivre (et finir ma vie au bagne, mais cela c'était tout à fait incroyable), je compris que, dans mon cas du moins, l'épuration était ratée. « Les seuls vainqueurs, explique l'Hector de Giraudoux, sont ceux qui ont encore leurs yeux pour voir le soleil. » Dès cette minute, il était clair que, dès ma levée d'écrou, je récidiverais. Non point — je me hâte de le dire — par ressentiment : cette longue détention m'a plutôt flatté qu'aigri. Et point, non plus, dans l'espoir tout à fait utopique de dissiper les ténèbres contemporaines. Simplement parce que je suis ainsi fait qu'à la longue j'en arrive à ne plus pouvoir supporter d'entendre rabâcher que la terre est plate et que j'éprouve l'irrésistible besoin d'affirmer qu'elle est ronde. Or c'est cela, la démocratie : le rabâchage tenace d'un copieux assortiment de contre-vérités. C'est de cela que la France s'alimente depuis près de deux siècles. C'est de cela qu'elle a fini par se pénétrer à force d'entendre les pontifes présenter comme des évidences ce que rejetterait le simple bon sens d'un gamin de dix ans ou d'un « bon » sauvage. Des contre-vérités de base — celles des immortels principes — découlent au surplus, tout naturellement, d'autres contre-vérités circonstancielles que leur actualité rend encore moins comestibles mais qu'il faut avaler en vrac avec tout le reste. Car les mythomanes ne font pas le détail. Du même souffle, ils nous assènent que les triangles ont quatre angles, que de Gaulle est intelligent, que les hommes sont naturellement bons, que Paris s'est libéré tout seul, que les Russes protègent la Hongrie, que les Boches ont la tête carrée, qu'un cannibale vaut bien un Breton, que le parlement est une auguste institution, que les Anglais sont nos amis, que la gué-guerre de 39 était indispensable et qu'une majorité d'imbéciles a toujours raison. Je sais qu'on peut fort bien vivre et faire carrière en s'abstenant de réfuter ces épaisses menteries, en feignant d'ignorer les faux et usages de faux dont les rigolos de la démocratie tirent un si grand profit. Mais ces rigolos sont si cocassement décontenancés, si joliment exaspérés dès qu'on leur réplique que la terre est ronde, que, bien avant la guerre, j'avais pris l'habitude de m'offrir chaque semaine, dans Je Suis Partout ce divertissement subversif. Et, ma foi, lorsqu'on a pris pareille habitude, on persévère. Je persévérai donc pendant l'occupation : quoiqu'en pussent dire les intrépides combattants radiophoniques de la B.B.C, la présence des Allemands à Paris ne conférait aucune véracité aux contre-vérités. La terre était toujours ronde, l'élection toujours néfaste, M. de Gaulle toujours demeuré, les hommes toujours inégaux, et les bolcheviks toujours dotés du numéro un dans la hiérarchie des périls, ces bolchevicks dont — soit dit en passant — les jobards de la gauche ne découvrent qu'aujourd'hui, au lendemain des carnages de Budapest ; la malfaisance, que nous flétrissions, nous, lorsque la Résistance les couvrait de fleurs et que Roosevelt leur livrait l'Europe. Parce que hier comme aujourd'hui c'était très exactement la même ignominie avec laquelle aucun honnête homme ne peut composer... Ensuite, bien sûr, lorsque les efforts conjugués des bombardiers U.S. et des fantassins U.R.S.S. eurent restauré les amateurs de phantasmes dans leur mandarinat parisien, je fus, avec beaucoup d'autres ingénus, sévèrement châtié. Mais point convaincu pour autant que la terre est plate, de plus en plus convaincu qu'elle est ronde, et bien résolu à le répéter dès ma sortie de prison. Je dois dire que lorsque cet événement faste finit par se produire, la conjoncture était telle qu'il semblait presque superflu d'accabler les nouveaux messieurs. Ils s'accablaient d'eux-mêmes. J'avais quitté en août 1944 une France privée de transports, de gaz, d'électricité, de téléphones et de service postal. Je retrouvais en août 1953 une France privée de transports, de gaz, d'électricité, de téléphones et de service postal. Rien en somme de changé, en neuf ans, au décor de la vie. Avec, toutefois, cette différence que ce qui était, en 1944, la conséquence normale d'une guerre planétaire était, en 1953, l'effet d'une grève, désastre artificiel gratuitement préfabriqué par les farfelus des autos à cocardes. J'avais quitté une France, la France du Maréchal qui, outre l'amorce d'un redressement spirituel, avait sauvegardé, dans la défaite, l'essentiel du patrimoine national et préservé la valeur du franc bien qu'elle fût contrainte de verser à l'occupant cinq cents millions par jour. Je retrouvais une France, la France issue de la Résistance, qui ne payait plus aux Allemands cinq cents millions par jour, qui empochait par contre cinq cents millions par jour des Américains et qui, dans la victoire, n'en avait pas moins tronçonné cinq ou six fois la monnaie, qui s'était gardée de relever ses ruines, d'acheter des machines, de se refaire une armée, qui se préparait allègrement à fourguer l'empire et s'ébrouait avec une sereine suffisance dans un gâchis déshonorant. Dès lors, puisque ce pays semblait s'accommoder de cette sanie, à quoi bon s'indigner, à quoi bon discuter ? Il ne manquait pas de gens pour me conseiller l'abstention. En premier lieu, des bien-pensants si de ces inimitables bienpensants qui furent si joliment maréchalistes en 40 et si finement gaullistes en 44, qui mettent un si bel acharnement à toujours se renier, à toujours se rallier, à toujours trembler que les gesticulations des énergumènes de la droite ne les compromettent, à toujours réserver l'exclusivité de leurs sourires et de leurs enveloppes à leurs pires ennemis. Ces gens-là voulaient à tout prix que je me fisse oublier. Et ils ajoutaient : — Surtout, ne dites pas que vous sortez de prison. C'est très mal vu dans la bonne société. Les baronnes résistantes du réseau Rumpelmeyer ont horreur de ça. Elles ne vous le pardonneraient pas. Et puis, à quoi bon remuer toutes ces vieilleries ? Le passé est mort, pas vrai ? C'est vers l'avenir, vers le constructif qu'il faut se tourner, en rendant inlassablement hommage aux résistants du dernier bateau, en collaborant sans arrière-pensée avec les hommes de bonne volonté que le suffrage universel a mis à la tête du pays. Et d'ailleurs les choses vont-elles si mal ? Les Russes ne sont tout de même pas à Strasbourg, pour le spirituel nous avons Antoine Pinay et Billy Graham, et l'Esso Standard vient de faire une hausse bien consolante. Alors, de quoi se plaint-on ? Pour l'amour de Dieu, tenez-vous tranquille. Surtout, pas de vagues. Pour des raisons bien différentes, un de mes grands amis — le polémiste le plus doué de ce temps — me conseillait, lui aussi l'abstention : — Voyons, tu ne vas pas recommencer à te salir les mains dans cette sordide bagarre. Polémiquer ? Avec qui ? À quoi bon ? Mais elle est morte, la polémique. Les gens de la IVe l'ont tuée. Regarde un peu leurs gueules. Impossible d'accoler des adjectifs à ces gens-là : les adjectifs les plus forts seraient trop faibles. Pour démantibuler ces pitres, inutile de les injurier, il suffît de les décrire, de les photographier et de reproduire sténographiquement leurs propos. Rien de plus accablant. La réalité propre de ces individus les anéantit... Voire. Suffit-il vraiment, pour discréditer des grotesques, de les laisser gesticuler en silence, de les laisser mentir en silence ? Ce serait faire une part bien belle à ce fameux sens critique du peuple le plus spirituel dont on peut se demander ce qu'il en subsiste après tant de décades d'intoxication. Prenons un petit exemple : il n'y a guère longtemps, mû par son zèle fellagha, M. Mendès a proclamé avec un aplomb fantastique : — Jamais une armée régulière n'est venue à bout d'une insurrection nationale. À la suite de quoi, que croyez-vous qui se soit passé ? Rien. Je veux dire que le sol ne s'est point entrouvert, que le ciel ne s'est point enténébré, que M. Mendès a conservé la stupéfiante audience dont il jouit au sein de la « bourgeoisie intelligente ». L'affirmation du Superman est pourtant le type même de la contre-vérité insoutenable. Quelle contre-vérité, d'ailleurs serait plus insoutenable ? Vingt siècles d'histoire en hurlent l'absurdité et les plus cancres des potaches savent que, contrairement à ce qu'affirme M. Mendès, c'est presque toujours, — d'Alesia à Budapest — l'armée régulière qui triomphe de l'insurrection. Sauf, évidemment, si l'armée régulière est battue sur un autre champ de bataille, comme celle de Napoléon qui perdit l'Espagne sur la Bérésina, ou si l'armée régulière est au service d'un gouvernement qui n'a pas envie de vaincre, comme ce fut le cas de notre armée d'Indochine. Mais qui prit la peine de plonger le nez de M. Mendès dans sa grosse saleté ? Personne, bien sûr, à la radio, personne au parlement, personne dans la masse compacte de la presse rampante. Personne, sauf un franc-tireur du journalisme qui accabla M. Mendès sous le poids d'un manuel d'histoire pour la classe de sixième. Sans écorner, j'en conviens le crédit du personnage. Mais du moins ce polémiste isolé avait-il sauvé l'honneur. ...

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