Balder Ex-Libris

Auteur : Gentizon Paul
Ouvrage : L'Allemagne en guerre et l'Europe de demain
Année : 1941

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Au lendemain de l'armistice qui mit fin à la guerre mondiale, en novembre 1919, je me rendis, comme envoyé spécial du Temps, de Paris à Berlin. Cet exploit - car c' en était un - est l'un de mes titres de gloire journalistiques : le premier, en passant par la Suisse où le Dr Foerster, représentant diplomatique du gouvernement révolutionnaire de Munich, fit viser mon passeport, je pus prendre contact avec les nouvelles autorités du Reich et me rendre compte de la situation intérieure de l'Allemagne. Le drame révolutionnaire battait déjà son plein. Il avait brisé subitement les cadres et les bases de la société bourgeoise et même de l'armée. A Munich, à Berlin, c'était du rouge partout comme dans m1 rayonnement fixe. De grandes oriflammes écarlates flottaient devant les façades des ministères, des hôtels de ville et même des palais royaux et impériaux. Des rosettes rouges avaient remplacé sur la casquette des soldats l'ancien écusson aux couleurs allemandes. Des nœuds rouges étaient épinglés sur les uniformes, sur les corsages des femmes. Des soldats et ouvriers appartenant aux divers comités révolutionnaires arboraient également des brassards rouges et les membres des nouveaux gouvernements se prélassaient dans les automobiles de la Cour, drapeau rouge à l'avant. C'était une débauche de rouge, de rouge obsédant en cette fin de guerre sanglante. Les officiers ne portaient plus leurs insignes. Le salut même avait été aboli, et les sentinelles ne rendaient plus les honneurs. Le pays tout entier se débattait dans une situation économique des plus graves. Une misère infinie régnait dans les basses classes. L'esprit de chacun, soldat, ouvrier, bourgeois n'était tendu que vers l'angoissant avenir. L'inquiétude était générale. La défaite, la misère économique, l'effondrement de la nation avaient à ce point bouleversé 'les Allemands que, par une sorte de psychose, tous ceux que j'abordais n'entrevoyaient plus que d'effroyables catastrophes. La faim les hantait, car le pays tout entier souffrait d'un grave désastre. La nourriture de la population des villes n'était plus composée que d'un pain noir, gluant et fade et de légumes cuits à l'eau, de choucroute et parfois d'une quantité infime de viande. J'entends encore le ministre de l'Intérieur du gouvernement bavarois me dire avec un tremblement dans la voix : "Quand on écrira plus tard notre histoire pendant la guerre, ce sera le récit d'un martyre sans nom." A Berlin, le trafic urbain était complètement paralysé. Les tramways étaient rares. Les voyageurs s'entassaient par grappes jusque sur les marchepieds. Les autobus avaient disparu. La boue envahissait les trottoirs, les immondices s'entassaient dans les allées, l'asphalte des rues avait crevé sous les pneus en acier des autos. La civilisation paraissait faire marche arrière. Dans les rues, la foule déambulait fièvreuse et agitée. Sur les p1aces, oublieux de la boue et de l'humidité, des groupes d'ouvriers et de femmes, faméliques et en haillons, s'exaltaient en de vaines parlottes. Dans les milieux intellectuels et bourgeois, la hardiesse des partisans de Liebknecht amenait sur tous les visages des airs soucieux et l'inquiétude augmentait devant l'anarchie des opinions politiques. Généralement, au début de l'après-midi, un cortège se mettait en marche, s'accroissant en cours de route de tous les miséreux et déclassés de l'immense agglomération berlinoise : cortège saisissant où, sous la mome tristesse des participants, perçait la rancoeur d~s longues souffrances et la fermentation des appétits déchaînés. La veille de mon départ de Berlin je m'étais rendu à la Wilhdmstrasse chez un haut fonctionnaire, le Dr Preuss, si je ne fais erreur. L'un de ces cortèges vint à, passer sous les fenêtres du salon où nous nous trouvions. ...