Lovecraft Phillips Howard - Dagon


Auteur : Lovecraft Phillips Howard
Ouvrage : Dagon
Année : 1917

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C’est dans un état bien particulier que j’écris ces mots, puisque cette nuit je n’existerai plus. Je me trouve sans le sou, au terme de mon supplice de drogué qui ne supporte plus la vie sans sa dose, et je ne puis endurer plus longtemps ma torture. Je vais sauter par la fenêtre, m’élancer dans la rue. Il ne faudrait surtout pas croire que la morphine, dont je suis l’esclave, ait fait de moi un être faible ou dégénéré. Lorsque vous aurez lu ces quelques pages hâtivement gribouillées, vous ne vous étonnerez pas – encore que vous ne pourrez jamais le comprendre parfaitement – que je me trouve devant cette unique alternative : l’oubli ou la mort. Cela se passa dans l’une des régions les plus désertes du géant Pacifique. J’étais le subrécargue d’un paquebot qui tomba sous les assauts d’un destroyer allemand. La grande guerre en était à ses tout premiers débuts et nos forces océaniques n’étaient pas arrivées au stade extrême de leur dégradation. Par conséquent, notre vaisseau constituait encore une proie de choix, et son équipage fut traité avec toute la considération qui nous était due. Nos geôliers se montrèrent tellement libéraux que, cinq jours à peine après notre capture, je trouvai le moyen de m’enfuir seul sur un petit bateau, avec de l’eau et une provision de vivres suffisante pour subsister longtemps. Lorsque je fus assez loin du bateau ennemi pour me sentir absolument libre, je m’aperçus que je n’avais pas la moindre idée de l’endroit où je me trouvais. Je n’ai jamais été un bon marin. Je pus constater toutefois, d’après la situation du soleil, et plus tard des étoiles, que j’étais quelque part au sud de l’Equateur. Mais j’ignorais tout de la position de ces lieux, et il n’y avait en vue aucune côte, aucune île pour m’en donner la moindre indication. Le temps était au beau fixe, et, durant des jours et des jours, je voguai sans but sous un soleil de plomb, dans l’attente de voir passer un navire à l’horizon ou de rejoindre les rives d’une terre habitable. En vain : nulle terre hospitalière, nul bateau ne se montra. Dans ma solitude, je commençai à désespérer devant l’infini de cette vastitude d’azur. Le changement advint tandis que je dormais. Comment se produisit-il ? Je n’en sais rien. Car mon sommeil, bien que troublé, agité de rêves multiples, avait été très lourd. Lorsque enfin je m’éveillai, ce fut pour découvrir que mon corps avait été, comme par un étrange phénomène de succion, à demi happé par une sorte de boue d’un noir d’encre, qui s’étalait autour de moi en ondulations monotones à perte de vue, et dans laquelle, loin de moi, mon bateau était allé s’échouer. J’aurai pu tout d’abord, en découvrant une scène aussi prodigieuse, aussi surprenante, rester frappé de stupeur et d’étonnement. En fait, je fus surtout saisi d’une immense panique. Car il y avait dans l’air, et sur le sol jonché de pourriture, un je-ne-sais-quoi de sinistre, qui me glaça d’effroi. Des carcasses de poissons morts, une foule d’objets indescriptibles, qui affleuraient en protubérances à la surface de cette étendue de fange, rendaient la région entièrement putride. Jamais je ne pourrais décrire comme je la vis cette hideur innommable qui baignait dans le silence absolu d’une immensité dénudée. Il n’y avait là rien à écouter, rien à voir, excepté un vaste territoire de vase. La peur que fit naître en moi ce paysage uniforme et silencieux m’oppressa tant que j’en eus la nausée. Le soleil étincelait du haut d’un ciel sans nuages qui me sembla devenu noir, comme s’il eût reflété lui-même le marais d’encre qui était sous mes pieds. Comme je rampais pour rejoindre mon bateau, je m’aperçus qu’il n’y avait à ma situation qu’une seule explication : lors d’une éruption volcanique, une partie des grands fonds océaniques avait dû émerger, ramenant ainsi en surface des régions qui, depuis des millions d’années, étaient restées cachées sous d’insondables profondeurs aquatiques. Cette nouvelle terre était tellement immense que, même en tendant l’oreille, je n’y percevais plus aucune houle océanique. Aucun oiseau de mer ne venait se recueillir sur les dépouilles qui gisaient là. Plusieurs heures durant, je restai assis à réfléchir dans mon bateau qui, couché sur le côté, me protégeait légèrement du soleil. A mesure que le jour avançait, le sol se fit moins humide. Il semblait sécher et durcir et je pensai que, sous peu, j’allais pouvoir y avancer. Cette nuit-là je dormis à peine. Le lendemain, je préparai un paquetage de vivres et d’eau, en vue d’un voyage à travers ces terres, à la recherche de la mer évanouie, dans l’espoir d’une délivrance. Le troisième matin, je sentis que le sol était suffisamment sec pour que je puisse y marcher sans difficulté. L’odeur des cadavres de poissons était pestilentielle. Mais j’étais si préoccupé de mon propre salut qu’elle ne me gêna pas outre mesure. Rassemblant tout mon courage, je partis pour une destination inconnue. Tout au long du jour, je me dirigeai vers l’ouest, en direction d’un monticule qui se détachait à l’horizon de ce désert. Je campai en pleine campagne cette nuit-là, et, le lendemain, je poursuivis mon chemin vers le but que je m’étais choisi, bien que celui-ci me parût à peine plus proche que le premier jour. Le quatrième soir, j’atteignis le pied de la colline, qui se révéla plus haute qu’elle ne m’était apparue dans le lointain. J’étais trop fatigué pour en faire l’ascension, aussi décidai-je de m’endormir à l’ombre de ses flancs. Je ne sais pas pourquoi mes rêves furent si sauvages cette nuit-là. Mais, avant même que la lune blême et gibbeuse ne s’élevât au-dessus de la plaine orientale, je fus éveillé par une sueur froide, et bien décidé à ne plus fermer l’oeil. Des visions comme celles qui s’étaient imposées à mes yeux étaient trop horribles pour que je pusse les supporter une fois de plus. A la lueur rougissante de la lune, je constatai pourtant combien j’avais été imprudent d’entreprendre ce voyage en plein jour. Il m’aurait coûté moins d’énergie d’accomplir cette expédition à une heure où le soleil aveuglant et brûlant était absent de l’horizon. Pourtant, je me sentais maintenant la force de faire l’ascension qui, la veille au crépuscule, m’avait semblé irréalisable. Après avoir ramassé mon bagage, je me dirigeai vers la crête. J’ai déjà dit que la monotonie de la plaine était pour moi la source d’une horreur vague et irrépressible. Mais je pense que cette horreur devint plus forte encore lorsque j’atteignis le sommet et que j’aperçus en contrebas sur l’autre versant des gorges si profondes que la lune – qui n’avait pas encore atteint son apogée – ne pouvait en éclairer tous les sombres renfoncements. Je me sentis au sommet du monde. Scrutant de ma hauteur le chaos insondable d’une éternelle nuit. Au milieu du Paradis perdu. Et une satanique laideur me parvint des étranges royaumes des ténèbres. A mesure que la lune montait dans le ciel, je pouvais m’apercevoir que les bords de la vallée n’étaient pas aussi abrupts que je l’avais pensé. Au contraire, après une pente raide de quelque cent pieds, la déclivité se faisait progressive, ce qui permettait une descente relativement aisée. Pressé par je ne sais quelle impulsion, je dévalai la côte. C’est alors que je me trouvai devant des profondeurs stygiennes où la lumière n’avait jamais pénétré. Soudain mon attention fut attirée par un objet immense et singulier qui se dressait à cent yards de moi. Un objet blanc qui brillait sous les rayons de la lune. Il s’agissait tout simplement d’un gigantesque bloc de pierre. Mais je sentis qu’il n’était pas une oeuvre de la Nature. Comme je l’observais avec plus d’attention, d’étranges sensations s’emparèrent de moi. Il était énorme et, depuis la Genèse, il avait reposé dans un abîme au fond des mers. En dépit de tout cela, je sus immédiatement que cet étrange bloc était un monolithe, aux belles proportions, et dont la masse assurément avait été travaillé par l’homme, et peut-être même par d’autres créatures vivantes douées de la faculté de penser. Stupéfait et effrayé à la fois, mais aussi, je l’avoue, non sans éprouver ce fameux frisson qui est chez le savant ou l’archéologue l’expression du plaisir de la découverte, j’examinai les alentours avec plus de soin. La lune, maintenant proche du zénith, étincelait sauvagement au-dessus des flancs de la vallée qui dominaient la crevasse. Elle me permit de m’apercevoir qu’un flot puissant dévalait les pentes du gouffre. L’eau commençait déjà à me mouiller les pieds. Autour de moi, des vaguelettes léchaient la base du monolithe cyclopéen, à la surface duquel je pus alors distinguer des inscriptions hiéroglyphiques et des bas-reliefs. Je n’avais jamais vu dans mes livres un écriture semblable à celle-ci, qui se composait de symboles aquatiques : poissons, crustacés, pieuvres, mollusques, baleines, et autres habitants de l’océan. De nombreux idéogrammes représentaient de toute évidence des objets marins inconnus des hommes, mais que j’avais vus en décomposition au cours de mon étrange équipée sur le grand océan fangeux. Mais ce furent les bas-reliefs qui me terrorisèrent. Ils étaient parfaitement visibles, car ils s’élevaient bien au-dessus de la nappe d’eau envahissante. Doré les aurait contemplés avec envie. Je pense en effet que ces sculptures voulaient représenter des hommes – ou tout au moins une certaine catégorie d’hommes. Ils jouaient comme des poissons dans des grottes sous-marines, ou bien se réunissaient dans un sanctuaire monolithique qui, lui aussi, reposait au fond des eaux… je n’ose pas les décrire en détail, car il me suffit d’évoquer leur image pour défaillir. Plus horribles encore que les personnages qui hantaient l’imagination délirante d’un Poe ou d’un Bulwer, ils avaient une allure odieusement humaine, malgré leurs pieds palmés, leurs mains molles, leurs lèvres énormes, leurs yeux gonflés, et d’autres traits encore plus déplaisants. Ces créatures semblaient avoir été sculptées en dépit de toute proportion : la baleine qui, sur le bas-relief, succombait, victime de l’une de ces créatures, était à peine plus grande que son agresseur. Je décidai que ces personnages grotesques ne pouvaient être que des dieux imaginaires de quelque tribu de pêcheurs ou de marins, engloutie avant même que naquit le tout premier ancêtre du Piltdown ou de l’homme de Néanderthal. Saisi de craintes devant ce spectacle d’un passé si reculé que le plus audacieux des anthropologues n’en pourra jamais concevoir de plus lointain, je demeurai dans cette contemplation, tandis que la lune jetait des reflets bizarres sur le chenal qui s’étalait devant moi. Soudain, je vis la chose. Dans un léger remous au-dessus des eaux troubles, elle émergea. D’une allure répugnante, d’une taille aussi imposante que celle de Polyphème, ce gigantesque monstre de cauchemar s’élança rapidement sur le monolithe, l’étreignit de ses grands bras couverts d’écailles, tandis qu’il inclinait sa tête hideuse en proférant une sorte d’incantation. Je pense que c’est à ce moment précis que je suis devenu fou. Je ne saurai dire comment se sont effectués ma remontée et mon retour vers le bateau échoué. Je crois que j’ai beaucoup chanté, et ri bizarrement lorsque je ne pouvais pas chanter. Il me semble avoir gardé quelques vagues souvenirs d’un violent orage qui a dû éclater lorsque que j’eus atteint le sommet de la falaise. Je suis sûr, en tout cas, d’avoir entendu le tonnerre, et d’autres bruits comparables que la Nature n’émet que lorsqu’elle est déchaînée. Quand je fus sorti des ténèbres, je me trouvais dans un hôpital de San Francisco, où m’avait déposé le capitaine d’un vaisseau américain qui avait recueilli mon bateau en plein océan. J’avais longtemps déliré, mais on semblait avoir fait peu de cas de mes récits. Mes sauveteurs n’avaient entendu parler d’aucun tremblement de terre dans le Pacifique, et je n’ai guère insisté : à quoi bon leur parler d’une chose qu’ils ne pouvaient pas croire ? Un jour, j’ai rencontré un célèbre ethnologue que mes questions sur l’antique légende philistine de Dagon, le Dieu-poisson, amusèrent. Mais je m’aperçus bientôt que ce savant était désespérément conventionnel, et je brisai là mon enquête. C’est la nuit, quand la lune gibbeuse décline, que je vois la chose. J’ai bien essayé la morphine. Mais la drogue n’est qu’un sursis provisoire, et de plus elle a fait de moi son esclave. Aussi, maintenant que j’ai achevé d’écrire ce qui informera ou fera rire mes contemporains, je vais en finir. Souvent je me suis demandé si tout cela n’était pas, au fond, qu’un simple fantasme – le fruit d’un accès de fièvre qui m’aurait saisi juste après mon évasion du vaisseau allemand. J’ai beau mettre en doute ces horribles souvenirs, cette vision hideuse me poursuit de plus belle. Je ne peux songer à la haute mer sans revoir, tout tremblant, ces êtres innommables qui nagent et pataugent sur leur lit de vase, adorant leurs vieilles idoles de pierre, gravant leur propre détestable portrait sur des obélisques de granit immergé. Mon rêve étrange se poursuit et je les vois s’élever un jour au-dessus des flots pour engloutir l’humanité affaiblie par les guerres. Ce jour-là, les terres mêmes s’enfonceront, et le sombre fond des océans s’élèvera au-dessus des eaux pour envahir l’univers. La fin est toute proche. J’entends un bruit à la porte, comme si un gigantesque corps glissant s’était traîné jusque chez moi. Il ne me trouvera pas. Mon Dieu, cette main ! La fenêtre ! La fenêtre ! ...

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